Pour le New York Times, le journaliste Noam Scheiber pose la question : quels salariés vont être pénalisés par l’IA, les plus inexpérimentés ou les plus expérimentés ? La question du remplacement des employés par l’IA agite assez légitimement les débats, notamment depuis le déploiement des outils d’IA générative. Alors que Microsoft vient d’annoncer le licenciement de 9 000 personnes (4 % de ses effectifs), la discussion se ravive. Beaucoup pensent que l’IA va d’abord s’attaquer aux cols blancs débutants. D’ailleurs, la hausse du taux de chômage des jeunes diplômés a aggravé cette inquiétude, même si elle ne prouve pas que l’IA soit la cause de leurs difficultés sur le marché du travail. D’autres pensent au contraire que ce sont les jeunes travailleurs inexpérimentés qui vont bénéficier de l’accompagnement de l’IA au détriment des travailleurs expérimentés et seniors. Ce qui est sûr, c’est que quelle que soit la façon de répondre à la question, elle aura des conséquences. Si ce sont les plus inexpérimentés qui sont remerciés, alors il va falloir repenser la formation. Si ce sont les plus expérimentés, c’est au risque d’une grande instabilité économique.
« Un examen attentif des secteurs qui ont le plus largement déployé l’IA jusqu’à présent tend à dresser un tableau sombre pour les travailleurs débutants. Dans les secteurs liés à l’informatique, l’emploi des travailleurs ayant moins de deux ans d’ancienneté a atteint un pic en 2023 et a diminué d’environ 20 à 25 % depuis. On observe une tendance similaire chez les conseillers clientèle, qui dépendent également de plus en plus de l’IA ». Sur la même période, l’emploi dans ces secteurs a augmenté pour les travailleurs ayant deux ans ou plus d’ancienneté, selon Ruyu Chen, chercheuse à Stanford qui a analysé les données – avec Erik Brynjolfsson et Seth Benzell. Une autre étude a profité de l’interdiction temporaire de ChatGpt en Italie, début 2023, pour comparer l’évolution de la productivité des codeurs italiens à celle des codeurs français ou portugais. Les chercheurs ont montré que l’IA avait eu plus d’impacts positifs sur les travailleurs intermédiaires que sur les travailleurs débutants. « Selon les chercheurs, les codeurs débutants utilisaient l’IA pour accomplir leurs tâches plus rapidement ; les codeurs expérimentés l’utilisaient souvent pour le bénéfice de leurs équipes. Par exemple, l’IA aidait les codeurs intermédiaires à examiner le travail d’autres codeurs et à suggérer des améliorations, ainsi qu’à contribuer à des projets dans des langages qu’ils ne connaissaient pas ». Pour les chercheurs, ces résultats font peser plus de risques sur les travailleurs jeunes et inexpérimentés au profit des codeurs de niveau intermédiaires ou expérimentés, car l’IA amplifie leur valeur pour l’ensemble des équipes.
Danielle Li, économiste au MIT qui étudie l’utilisation de l’IA en milieu professionnel, a déclaré que dans certains cas, l’IA pourrait davantage désavantager les travailleurs hautement qualifiés que les débutants. « Il n’est peut-être plus nécessaire d’être ingénieur pour coder, ou avocat pour rédiger un mémoire juridique ». Mais l’IA n’est pas plus bénéfique pour les plus inexpérimentés : « la hausse du chômage chez les jeunes diplômés universitaires s’explique par les attentes des employeurs, qui anticipent une diminution globale des besoins en main-d’œuvre à l’ère de l’IA, et pas seulement chez les débutants ».
Robert Plotkin, associé d’un petit cabinet d’avocats spécialisé en propriété intellectuelle, estime pour sa part que l’IA n’a pas modifié la demande en travailleurs peu qualifiés. Par contre, elle a réduit le nombre d’avocats contractuels expérimentés. Certaines entreprises à la pointe de l’adoption de l’IA semblent avoir procédé de la même manière, licenciant des employés avec de l’expérience plutôt que de simplement embaucher moins de nouveaux employés. Google, Meta et Amazon ont tous procédé à des licenciements depuis 2022. Deux mois avant sa dernière annonce de licenciements, Microsoft a licencié 6 000 employés, dont de nombreux développeurs de logiciels, tandis que les licenciements de juillet ont concerné de nombreux cadres intermédiaires.
« Tout ce qui est administratif, lié aux tableurs, comportant une trace d’e-mails ou une activité de gestion de documents, l’IA devrait pouvoir l’exécuter assez facilement, libérant ainsi du temps aux managers pour davantage de mentorat », a déclaré M. Furlonger, analyste au Gartner.
Les licenciements dans les grandes entreprises de la tech comme Microsoft et Google servent à réduire leurs coûts pour soutenir leurs marges bénéficiaires, tout en investissant des milliards dans des puces et des centres de données pour développer l’IA. Mais pour ces entreprises, tout le monde est susceptible d’être remplacé par l’IA, quel que soit leur niveau de compétence, et notamment les ingénieurs expérimentés qui perçoivent un salaire élevé mais sont réticents à adopter cette technologie.
Harper Reed, directeur général de 2389 Research, qui développe des agents d’IA autonomes pour aider les entreprises à effectuer diverses tâches, a déclaré que la combinaison de salaires plus élevés et d’une réticence à adopter l’IA risquait de mettre en péril l’emploi des codeurs expérimentés. « On ne réduit pas les coûts en licenciant les employés les moins chers », a déclaré M. Reed. Une étude a ainsi montré que l’IA semble augmenter la productivité des développeurs juniors bien plus que celle de leurs collègues plus expérimentés. D’un point de vue purement financier, il semble plus judicieux pour les entreprises d’embaucher des employés juniors utilisant l’IA pour effectuer ce qui était autrefois un travail de niveau intermédiaire, une poignée d’employés seniors pour les encadrer et quasiment plus aucun employé intermédiaire. Au risque que les entreprises ne soient plus capables de faire passer les juniors en seniors et au risque de l’accroissement des inégalités salariales et des inégalités de compétences.
Pas sûr que cela ne dessine de meilleures perspectives pour l’avenir du travail que les deux autres options.







